Mai 68 à Nanterre

 

 

 

Loïc et moi allons voir Steve chez sa sœur Kathy qui est mariée et a un enfant. Laurent Kaltenbach est un architecte spécialisé en énormes structures gonflables. Ils nous invitent à dîner chez eux et nous introduisent à la contre-culture de San Francisco où Kathy et Steve ont grandi. Ils jouent des disques du Grateful Dead et du Jefferson Airplane, et un magnifique portrait photo du Grateful Dead est accroché dans la cuisine. Pig Pen m’impressionne.

 

 

 

Grâce à Kathy et Laurent, je me rends compte que la contestation grandit partout. Ils me parlent des problèmes à l’Université de Berkeley près de San Francisco, et de ceux de l’Université de Columbia à New York. Je leur parle de Nanterre, des manifestations à Londres, et des Provos d’Amsterdam. La révolte gronde, mais autant les étudiants américains se sont ralliés contre la Guerre du Vietnam, autant il est difficile de discerner un focus de contestation chez les étudiants français.

 

 

 

La fin de l’hiver se passe sans problème, mais le printemps devient brusquement agité lorsque, le 22 mars, un groupe de 142 étudiants menés par Daniel Cohn-Bendit prend la salle du conseil des professeurs de la fac d’assaut, et démarre ainsi un processus de contestation qui passe de la parole à l’action. Le groupe adopte le nom de “Mouvement du 22 mars”, et le doyen Pierre Grapin laisse des flics en civil s’installer dans le sous-sol de la fac pour surveiller les contestataires de l’intérieur.

 

 

 

La parano s’installe. Les graffitis sur les murs annoncent “Sous les pavés la plage”, “Les murs ont la parole”, “Quand on est con on est con, mais quand on est militaire on est encore plus con”, et “La vérité saute aux yeux comme un pavé à la gueule d’un flic”. Les classes sont déstabilisées et les rumeurs courent. On nous annonce qu’un groupe de fachos arrive en camions pour venir casser du gauchiste. Les bulldozers de l’immeuble en construction sont placés en V à l’entrée du campus pour les écraser au passage, et une grue est chargée d’objets lourds à faire tomber sur les camions arrêtés par les bulldozers. L’anxiété règne mais les fachos ne viennent pas. Un vrai roman ...

 

 

 

Pour se préparer aux attaques éventuelles des flics du sous-sol, les barres de fer forgé qui protègent les carreaux des portes sont dévissées aux trois quarts afin de pouvoir rapidement trouver des armes de défense en cas d’attaque sournoise. Le café principal du bidonville voisin sert de lieu de réunion pour nos discussions animées sous la bénédiction des résidents qui ne sont ni pour la police ni pour l’extrême droite à cause des séquelles de la guerre d’Algérie.

 

 

 

La cafétéria et plusieurs salles de classe sont utilisées par des “comités révolutionnaires”. Danny Cohn-Bendit s’est mis à une table dans le hall de grand passage afin de pouvoir donner les dernières informations sur les réunions en cours et à venir.

 

 

 

Je vais à une de ces réunions dans la Salle 52. Il n’y a plus de serrure à la porte qui a été défoncée tellement de fois que le bureau du doyen ne se donne même plus la peine de la réparer. La fumée des cigarettes plane comme une auréole au-dessus des têtes. À leurs vêtements, on peut reconnaître ceux qui ont déjà plongé et ceux qui n’ont pas encore osé sortir du cocon familial – ce qui n’empêche pas les “politiques” de me considérer comme un marginal puisque je leur ai déjà dit que je ne tenais pas à être endoctriné ni à faire partie de quelque mouvement politique que ce soit. La liberté individuelle est tout ce qui m’intéresse, et je constate que ces mouvements “révolutionnaires” adoptent de plus en plus une attitude paramilitaire.

 

 

 

Une étudiante propose que les étudiants qui se disent “du mouvement” laissent tomber leurs plans de vacances pour aller travailler en usine afin de développer une vraie relation avec “nos camarades ouvriers”, et pour créer une confiance mutuelle à long terme.

 

 

 

Danny Cohn Bendit l’engueule pour vouloir faire du Simone Weil ... cette question est complètement absurde puisque nous ne sommes pas et ne serons jamais des ouvriers ... nos “camarades ouvriers” ne sont pas et ne seront jamais des étudiants ... les “camarades ouvriers” prennent eux aussi des vacances ... etc. Par contre, il est évident que, si tout le monde dispara­ît dans son coin pendant 3 mois, la récupération du gouvernement et de la police sera totale et qu’il ne restera rien du Mouvement du 22 mars – sans parler de ceux qui seront en prison ou appelés à faire leur service militaire. C’est pour ça qu’il faut agir maintenant !

 

 

 

Un “camarade étudiant” entre dans la salle précipitamment et annonce que les “camarades de la Sorbonne” viennent de prévenir par téléphone qu’une manif va commencer sous peu et que les “camarades de Nanterre” sont priés de s’y joindre immédiatement. La cinquantaine de présents sortent de la salle pour se rendre à la Sorbonne aussi rapidement que possible.

 

 

 

La Salle 52 est vide. Il ne reste que les graffitis politiques et pornos aux murs. La fumée s’éclaircit et le silence est revenu. Il y a eu beaucoup de bruit mais rien n’a vraiment été dit. C’était juste une prise de conscience.

 

 

 

L’agitation grandit à une vitesse incontrôlable. Lorsque le doyen Pierre Grapin décide de fermer Nanterre, nous joignons les manifs des rues du Quartier Latin à temps complet. Il n’y a rien d’autre à faire puisque la fac est fermée. Des étudiants se rendent dans des usines pour essayer d’organiser des grèves, mais les syndicats s’y opposent en essayant de contenir la situation. Des grévistes sauvages commencent à saboter des chaînes de production, les patrons appellent la police, le tout dégénère, et il y a maintenant des ouvriers dans la rue.

 

 

 

Les manifs s’agrandissent tous les jours, la violence augmente, et les pavés des rues servent à construire des barricades. Des commissariats de police sont attaqués aux cocktails molotov, et les tactiques d’évasion que j’ai apprises durant les manifestations spontanées qui suivaient les concerts de rock à la sortie de l’Olympia me sont bien utiles. Il faut cependant s’adapter aux nouvelles circonstances : les résidents jettent de l’eau de leurs fenêtres sur la fumée des gaz lacrymogènes en croyant les dissiper – à tort ou à raison – et les trottoirs deviennent très glissants pour les semelles de mes “desert boots” Clarks. Il faut donc que je change de chaussures.

 

 

 

La Ville de Paris commence aussi à goudronner les rues pavées pour empêcher que les barricades ne montent trop vite. Il suffit cependant de couper le goudron et de le tirer à plusieurs pour que les pavés attachés se lèvent en rubans. L’ingéniosité est la mère de l’invention déclare Frank Zappa.

 

 

 

Je rencontre mon père à la sortie d’un métro du Quartier Latin. Le gaz lacrymogène est dans l’air, les gens toussent, les barricades montent, et les cailloux volent. Je suis surpris de le voir en blue jeans, le pantalon qu’il m’a interdit de porter pendant toute mon adolescence pour être l’uniforme des voyous et des blousons noirs. Est-ce que mai 68 le dévergonde lui aussi ? Qu’est-ce qu’il va s’inventer d’autre ? Se mettre une boucle d’oreille ? Je lui demande ce qu’il est venu faire ici, il me répond simplement : “Je suis venu voir ce qui passe ... comme toi”. Nous n’en reparlerons pas.

 

 

 

La Butte Montmartre se déstabilise aussi. En descendant les marches de la rue du Mont Cenis pour rentrer chez moi avec Loïc, je sens un grand coup dans le dos. Loïc comprend ce qui se passe et part en courant dans une rue latérale. Surpris par ce coup soudain, je me retourne et vois une bande de voyous – dont certains me sont connus Place du Tertre. J’essaie en vain de m’expliquer. Je n’ai pas le temps de finir ma première phrase que l’un d’eux m’attrape par les cheveux, me traîne vers une voiture pour me cogner la tête dessus jusqu’à ce que je perde connaissance. Quand je reprends mes sens, je suis assis sur le trottoir contre le mur d’un immeuble, entouré de passants qui m’ont tiré là alors que la bande de voyous part en courant. Je rentre chez moi, le visage égratigné, et fais de mon mieux pour avoir l’air cool sans parler de ce qui s’est passé.

 

 

 

Le lendemain, je vais à Nanterre et – à voir ma tête – les autres pensent que j’ai gagné mes galons sur une barricade. J’ai beau essayé de dire la vérité, personne ne me laisse parler et tout le monde m’invite à boire un verre. Je laisse faire, car c’est plus facile, et je me laisse bercer par les compliments.

 

 

 

Je monte à Place du Tertre deux jours plus tard et rencontre le “chef” de la bande de voyous à La Crémaillère. Je lui demande des explications et nous sortons de La Crémaillère pour marcher autour de Place du Tertre pendant que sa cohorte reste à l’intérieur. Il m’explique que c’était une erreur. Un de leurs jeunes frères s’étant fait maltraité par un “cheveux longs”, la bande s’est réunie, est partie à la chasse, nous a trouvés et vengé l’un des leurs.

 

 

 

Alors que nous sommes en train de marcher autour des chevalets des peintres, nous tombons nez à nez sur mon père en promenade anodine. Je les présente l’un à l’autre, et le “chef” en est très agréablement surpris. Mon père s’éloigne, le “chef” et moi retournons à La Crémaillère et, à la grande surprise de ses “soldats” qui attendent l’ordre de me sauter dessus, il m’invite à boire un verre qu’il paie de sa poche. Ceci règle ma sécurité dans le quartier pour un bon moment.

 

 

 

Un jour de casse généralisée près du Pont St. Michel, je reconnais des membres de cette bande en train de lancer des cailloux sur un groupe de CRS. Je sais que nous allons encore déguster à cause d’eux mais je ne dis rien et m’éloigne sagement. Il est évident que le mouvement d’étudiants de mai 1968 n’a aucun contrôle de qui fait quoi au compte de qui.

 

 

 

Le père de Loïc lui déclare directement qu’il lui interdit “d’aller souiller notre nom sur des barricades”. Mais une photo dans Paris Match montre Loïc en double page en train de courir dans la rue avec des CRS derrière lui, et une autre du même genre sur la première page de France-Soir. Son père annonce qu’un conseil de famille va se réunir spécifiquement pour le déshériter, mais il n’en résulte qu’un avertissement sérieux. Loïc continue d’être Loïc et la famille s’y fait.

 

 

 

Les poubelles s’entassent dans la rue, de Gaulle va faire une visite surprise en Allemagne, et les chars militaires se dirigent sur Paris. Je décide d’aller à Château-Thierry voir Andrée Arluison, une étudiante de ma classe d’anglais. Lorsque j’arrive au café de la place centrale où elle m’a donné rendez-vous, des jeunes du coin font circuler la rumeur qu’un Jimi Hendrix blanc est arrivé en ville. Andrée arrive, me présente à tout le monde et il me faut répondre à toutes les questions sur ce qui se passe à Nanterre et à Paris.

 

 

 

L’un de ces jeunes me propose de coucher dans sa grange. J’accepte avec plaisir et y passe plusieurs nuits agréables. Ils organisent un méchoui dans un bois voisin le samedi, et nous passons une nuit exceptionnelle autour d’un énorme feu. Je joue des chansons de rock anglais et américain sur une de leurs guitares sèches, et fais aussi la connaissance du Para, un jeune qui a fait son service militaire en tant que parachutiste mais qui se proclame maintenant non-violent. Il veut aller visiter la Turquie en voiture et nous convenons d’y aller à 4 en août avec Jean, un type de la région, et Loïc qui bondit sur l’occasion au téléphone.

 

 

 

Lorsqu’il me faut rentrer à Paris, je profite du fait que l’un deux s’y rend en voiture pour l’accompagner. J’ai besoin de prendre mon sac à l’étage de la grange, mais mon copain est en train d’y faire l’amour et je ne veux pas le déranger. Le chauffeur de la voiture me dit qu’il ne peut pas attendre. Je prends mon courage à deux mains, monte l’escalier, essaye de ne pas regarder les jambes en l’air de la très jolie jeune fille, saisis mon sac, et m’esquive aussi discrètement que possible.

 

 

 

À Paris, la situation se détend un peu à la fin mai, et les examens de fin d’année sont plus folkloriques que sérieux. Tout le monde passe et l’année scolaire est considérée comme une année d’exception.

 

 

 

 

 

 

 

Francis Dumaurier

 

Extrait de “Expat New York” © 2013

 

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Francis Dumaurier – Mai 1968